Le 17 novembre au matin, tout semblait sourire à Sam Altman. Le trentenaire était à la tête d’OpenAI, l’entreprise à l’origine du robot conversationnel ChatGPT qui a bouleversé la tech en montrant au monde les possibilités de l’intelligence artificielle générative. Il venait d’arriver à Las Vegas pour un week-end de fête, à l’occasion d’un grand prix de Formule 1 dans les rues de la ville.

A midi, le dirigeant de trente-huit ans se connecte sur Google Meet à l’invitation d’Ilya Sutskever, le directeur scientifique de sa start-up. Mais c’est tout son conseil d’administration qui l’attend, à l’exception de son fidèle allié, Greg Brockman. Les quatre membres du board lui annoncent qu’il est licencié, sans lui donner d’explication.
A la fin de l’entretien, l’ancien patron d’OpenAI ne peut plus se connecter à son ordinateur. Le conseil d’administration publie un communiqué l’accusant de n’avoir « pas toujours été sincère » dans ses communications avec eux. L’annonce fait l’effet d’une bombe dans la Silicon Valley.

Coup de tonnerre
Ni les employés d’OpenAI, ni les investisseurs n’ont été informés. Microsoft, qui a investi 13 milliards de dollars dans la start-up et possède 49 % de l’entreprise, n’a appris la nouvelle qu’une minute avant qu’elle soit rendue publique.
Greg Brockman, qui préside l’entreprise et son conseil d’administration, est expulsé du conseil, même s’il est autorisé à conserver son rôle de président. Il démissionne quelques heures plus tard.
La start-up la plus en vue de la Silicon Valley sombre dans le chaos. Les investisseurs, furieux, tentent de convaincre le board de rappeler Sam Altman. Sans succès. La quasi-totalité des salariés menacent de quitter l’entreprise si l’ancien PDG n’est pas rappelé à la barre. Microsoft promet d’embaucher ceux qui veulent les rejoindre, tandis que d’autres entreprises tentent de débaucher ces ingénieurs très convoités.
Pendant quelques jours, il semble possible que l’entreprise disparaisse. Et puis, tout aussi soudainement, la situation se retourne. Le conseil d’administration rappelle Sam Altman à la tête de l’entreprise. Deux administrateurs quittent le board, deux autres sont nommés à leur place. Le nouveau conseil d’administration doit transformer la gouvernance de l’entreprise, mais surtout faire la lumière sur ce qui a pu se passer.

Une entreprise à deux têtes
Pour comprendre les origines de cette crise, il faut remonter dans le temps. En 2015, OpenAI a été créé par une poignée de sommités de la tech qui s’émerveillent des possibilités de l’intelligence artificielle, mais veulent s’assurer que ces produits soient développés de façon sûre pour l’humanité.
Parmi les fondateurs se trouvent Sam Altman, qui préside alors l’incubateur Y Combinator, mais aussi Greg Brockman, qui occupe les fonctions de directeur produit chez Stripe, Ilya Sutskever, un ingénieur surdoué, spécialiste de l’intelligence artificielle, ainsi qu’Elon Musk, le volatile patron de Tesla et de SpaceX. Ce dernier claque la porte d’OpenAI quelques années plus tard, après un conflit avec Sam Altman.
Leur mission : développer l’intelligence artificielle générale, d’une façon qui bénéficie à toute l’humanité. Ce concept, assez flou, est souvent défini comme une IA aux capacités supérieures à celles de l’être humain. Pour s’assurer que l’entreprise fasse passer sa mission avant les profits, OpenAI prend la forme d’une entreprise à but non lucratif.

 Le ver était dans le fruit dès le départ. 
Laurent Daudet, directeur général de LightOn, une start-up française de l’IA
Mais ses fondateurs se rendent compte que la piste technologique la plus prometteuse pour développer des modèles d’IA surpuissants consiste à augmenter la taille des modèles. Ce qui nécessite une puissance de calcul énorme. Impossible de réaliser ce projet avec des dons seulement, il faut faire appel à des investisseurs.
Les dirigeants d’OpenAI créent donc une filiale à profits limités. Cette nouvelle entreprise est contrôlée par un conseil d’administration indépendant, qui doit veiller au respect de la mission. Grâce à cette nouvelle structure, l’entreprise parvient à séduire Microsoft, ainsi que plusieurs fonds, dont Sequoia, Thrive Capital et Khosla Ventures, qui investissent des milliards dans la start-up.

Un succès planétaire
« Le ver était dans le fruit dès le départ », estime Laurent Daudet, le directeur général de LightOn, une start-up française de l’IA. « OpenAI est né sur une promesse d’ouverture, d’une entreprise à but non lucratif qui oeuvre pour l’avancement de l’humanité. Mais il y a une tension permanente entre son succès économique et cette idée de faire avancer l’humanité. Plus le temps passait et plus cette tension apparaissait. »
C’est surtout depuis que ChatGPT remporte un succès planétaire que les relations entre le conseil d’administration et Sam Altman se dégradent. Au printemps, le dirigeant charismatique part en tournée mondiale pour parler d’IA avec des chefs d’Etat et de gouvernement, et mettre en garde contre les risques qui y sont associés. Son discours énerve ses concurrents, qui y voient une exagération, voire une façon de refermer la porte derrière lui en demandant plus de régulation.
Entre la publication de nouveaux modèles d’IA à marche forcée, et sa vaste offensive de relations publiques, Sam Altman néglige d’entretenir de bonnes relations avec son conseil d’administration. Depuis le début de l’année, trois membres du board – Reid Hoffman, cofondateur de LinkedIn, Shivon Zilis, qui dirige Neuralink, et Will Hurd, un ancien élu texan – sont partis et n’ont pas été remplacés, faute d’accord au sein du conseil.
Avant l’annonce du licenciement de Sam Altman, le conseil d’administration d’OpenAI est réduit à six membres. Outre le PDG, Greg Brockman et Ilya Sutskever, il comprend Helen Toner, une dirigeante de l’université de Georgetown proche du mouvement de l’altruisme effectif, Tasha McCauley, une entrepreneuse, et Adam D’Angelo, le fondateur de Quora, un site de questions-réponses sur Internet.
Ce conseil d’administration de taille réduite fait la part belle aux chercheurs et aux universitaires. Comme il ne compte que six personnes, une majorité de quatre membres suffit pour prendre une décision aussi monumentale que licencier le PDG.

Tensions entre Sam Altman et le board
Quelques semaines avant son licenciement, Sam Altman avait rencontré Helen Toner. Le dirigeant lui a reproché d’avoir écrit un article de recherche qui critiquait les méthodes employées par OpenAI, privilégiant celles de son concurrent, Anthropic.
« Je n’ai pas eu l’impression que nous étions d’accord sur les dommages que cet article pouvait causer », se plaint Sam Altman, dans un e-mail consulté par le « New York Times ». « Toute critique par un membre du conseil d’administration pèse lourd. » Après cet échange houleux, des dirigeants d’OpenAI envisagent d’expulser la chercheuse du board. Mais c’est finalement le patron de la start-up qui fait les frais de ce conflit latent.
Ilya Sutskever, le directeur scientifique d’OpenAI, semble lui aussi avoir joué un rôle décisif. Ce génie de l’IA s’inquiète du lancement accéléré de nouveaux produits par la start-up, qui semble davantage se préoccuper de ses succès commerciaux et financiers que du bien de l’humanité. Le membre fondateur de la start-up a en outre perdu de son influence au fil des années, au profit de nouveaux venus.

Mutisme du conseil
Quelles que soient les raisons du conseil, le licenciement de Sam Altman marque le début d’un week-end chaotique. Mira Murati, qui occupe les fonctions de directrice technologique chez OpenAI, est nommée PDG par intérim par le board. Vendredi après-midi, les salariés de l’entreprise sont convoqués à une réunion avec les nouveaux dirigeants.
Stupéfaits, les employés tentent de comprendre les raisons de ce licenciement brutal. Mais les dirigeants s’en tiennent à la ligne officielle : le board n’a pas confiance en Sam Altman, mais il refuse de donner des exemples concrets de mensonge ou de dissimulation de la part du PDG.
Microsoft, de son côté, tente d’apaiser la situation en promettant qu’ils resteront fidèles à leur partenariat avec OpenAI. En coulisse, les investisseurs font tout pour faire revenir Sam Altman aux commandes. Dès vendredi après-midi, l’ancien patron d’OpenAI et le PDG de Microsoft, Satya Nadella, se téléphonent. Ils évoquent la possibilité que Sam Altman rejoigne le géant de la tech pour mener son équipe de recherche en IA.

« J’aime tellement OpenAI »
Sam Altman et ses alliés déclenchent une opération « reconquête » de la start-up. Samedi 18 novembre, la maison de l’ancien PDG dans le quartier de Russian Hill, à San Francisco, se transforme en quartier général pour les salariés qui résistent au conseil d’administration. Mira Murati, la nouvelle PDG par intérim, en fait partie.
Le dirigeant se sert habilement des réseaux sociaux pour montrer son attachement à la start-up, ainsi que le soutien de ses anciens employés. « J’aime tellement OpenAI », écrit-il sur X (ex-Twitter) le lendemain de son licenciement. Des dizaines d’employés de la start-up retweetent ce message en ajoutant des émojis coeur.
Malgré la pression, les discussions entre les investisseurs et le conseil d’administration échouent. Dimanche après-midi, le conseil nomme Emmett Shear comme nouveau PDG. Dès son arrivée dans les locaux d’OpenAI, lundi matin, le nouveau dirigeant prend néanmoins ses distances avec le conseil d’administration.
Après des conversations avec des employés, « il est clair que le processus et la communication autour du licenciement de Sam ont été très mal gérés, ce qui a sérieusement nui à la confiance », estime-t-il. Il promet d’embaucher un enquêteur indépendant pour faire la lumière sur ce qu’il s’est passé.
De son côté, Microsoft annonce que Sam Altman et Greg Brockman vont rejoindre leurs équipes. L’entreprise dirigée par Satya Nadella fait aussi savoir que tous les employés d’OpenAI qui souhaitent quitter la start-up seront les bienvenus. Sur X, Marc Benioff tente de convaincre les salariés de rejoindre Salesforce… avec des résultats plutôt mitigés.

743 employés sur 770
Lundi, une lettre circule parmi les employés d’OpenAI. Ses signataires menacent de quitter l’entreprise et de suivre Sam Altman chez Microsoft si le conseil d’administration ne démissionne pas. Les uns après les autres, presque tous les salariés de la start-up signent cette lettre. C’est même le cas d’Ilya Sutskever, qui présente des excuses publiques pour le licenciement de son ancien patron.
« 743 salariés, soit plus de 95 % de l’entreprise, ont signé la lettre demandant au conseil d’administration de démissionner », s’émerveille sur LinkedIn Evan Morikawa, qui dirige les équipes produit d’OpenAI. « Cela inclut des collègues qui sont dans une situation délicate à cause de leur visa, un collègue qui était à l’hôpital à cause de la naissance de son premier enfant, des signataires qui ont signé depuis un avion parce qu’ils partaient en vacances pour Thanksgiving, et bien d’autres. »
Les salariés finissent par avoir gain de cause. Confronté à la menace d’une disparition de l’entreprise, le conseil rappelle Sam Altman aux commandes mardi soir. Helen Toner et Tasha McCauley quittent le board, tandis que Bret Taylor, l’un des créateurs de Google Maps passé par Facebook, Twitter et Salesforce, le rejoint. Larry Summers, un ancien secrétaire au Trésor, est lui aussi nommé au conseil d’administration.

Rétablir la confiance
Leur principale mission sera de rétablir la confiance en nommant des enquêteurs indépendants, chargés de faire la lumière sur la crise qui a secoué OpenAI. Mais aussi d’identifier de nouveaux membres du conseil. Microsoft, considéré comme le grand gagnant de cette crise, devrait obtenir un ou deux sièges. Sam Altman pourrait lui aussi faire son retour au sein du board.
Quelques jours après la fin de cette crise, qui a fait trembler la Silicon Valley, il est difficile d’en tirer des leçons. Des entreprises ont compris qu’il était dangereux de dépendre uniquement d’OpenAI pour leurs modèles d’IA.
« Durant le week-end, je me suis retrouvé en meeting avec des gens qui me demandaient ‘que se passe-t-il si tout le monde part ?’, raconte Grégory Renard, un expert du secteur. On commençait à réfléchir à des stratégies de repli. » Pour lui, la solution consiste à multiplier les fournisseurs de modèles d’IA. Les entreprises qui proposent des modèles en open source devraient elles aussi bénéficier de cette crise aussi brève qu’intense.

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