Pourquoi les dirigeants de TikTok ont-ils lancé une version aussi controversée de leur réseau social – sans doute au pire moment de l’histoire, déjà si bousculée, de leur plateforme – avant de finalement en retirer le très critiqué système de récompense sous la pression de la Commission européenne ? Rappelons les faits : fin mars, une nouvelle venue, TikTok Lite, apparaît sur les magasins d’applications Google Play et App Store, en France et en Espagne, après avoir vu le jour, il y a quelques mois, en Corée du Sud et au Japon.

Le fait qu’elle soit « lite », c’est-à-dire conçue pour fonctionner plus rapidement sur les téléphones connectés en 2G ou en 3G, passe inaperçu. Ce qui fait le buzz – ce qui peut déjà constituer un objectif marketing en soi – est qu’elle proposait une rémunération. Les utilisateurs accumulaient des points en découvrant de nouveaux contenus, en « likant » des vidéos, en suivant des créateurs ou en parrainant des amis.
Ces points pouvaient être échangés contre des cartes-cadeaux Amazon ou PayPal par exemple, ou contre des cadeaux virtuels à offrir à ses créateurs préférés. TikTok Lite est officiellement réservé aux plus de 18 ans, mais un des systèmes de vérification de l’âge – l’utilisateur doit prendre un selfie – est, avec un peu d’imagination, très facilement bernable…

Addiction aux réseaux sociaux
Chaque utilisateur ne pouvait accumuler des points qu’une heure par jour, soit un maximum de 2.025 points toutes les 24 heures, rien qu’en regardant des vidéos. Dix mille points (le seuil pour les convertir en carte-cadeau) donnaient droit à un euro. Bref, ce système, addictif, risque de faire passer encore plus de temps aux adolescents sur leur smartphone.

Inacceptable, tant le contexte est explosif pour tous les réseaux sociaux, soupçonnés d’être nuisibles pour les jeunes. Le 24 octobre 2023, 33 procureurs américains ont porté plainte contre Meta, la maison mère de Facebook et Instagram, l’accusant d’avoir « déployé des fonctionnalités nocives qui rendent les enfants et les adolescents dépendants » ; au passage, le procureur de Californie, Rob Bonta, avait rappelé qu’une instruction visant TikTok pour des faits similaires était toujours en cours…
Le lendemain, c’était au tour du Parlement européen de mettre « en garde contre la nature addictive des médias sociaux » ; les députés se disaient « particulièrement préoccupés par l’impact de la dépendance numérique sur les enfants et les adolescents, qui sont plus vulnérables à ces symptômes ». Et en France, à chaque nouveau cas dramatique de cyberharcèlement ou d’hyperviolence des jeunes, le gouvernement pointe du doigt la responsabilité des réseaux sociaux.

La situation de TikTok est encore plus difficile. Des deux côtés de l’Atlantique, le réseau, qui appartient à la société chinoise ByteDance, est soupçonné de servir de cheval de Troie aux agences de renseignement de Pékin. Joe Biden a signé mercredi une loi donnant un an à ByteDance pour se séparer de la filiale américaine de TikTok. Sinon l’application sera interdite aux Etats-Unis. ByteDance a annoncé vouloir porter l’affaire en justice.

Pourquoi, dès lors, avoir pris le risque de lancer TikTok Lite ? Une première réponse, purement business, explique que ByteDance avait désespérément besoin de booster l’audience de sa vache à lait, en particulier auprès des plus de 18 ans, avant que d’éventuelles sanctions américaines et européennes ne l’empêchent de faire feu de toutes expérimentations. C’est la thèse avancée par le site « The Information », basé à San Francisco.
Plus largement, TikTok, au niveau mondial (quelque 1,2 milliard d’utilisateurs actifs mensuels), voudrait rattraper son retard sur Instagram (environ 2 milliards d’utilisateurs). Le 18 avril, la plateforme chinoise a d’ailleurs lancé en Australie et au Canada, un « Instagram killer », TikTok Notes, qui permet de partager non seulement des vidéos, mais aussi des photos.

Cobayes
Les responsables de ByteDance réalisaient-ils des tests grandeur nature afin de déterminer qui de TikTok Lite ou de TikTok Notes est le plus efficace ? Et si le modèle économique de TikTok Lite était viable ?

Une deuxième approche, centrée sur le contenu, révèle peut-être une stratégie à plus long terme : il suffit de passer quelques minutes sur TikTok Lite pour se rendre compte que cette nouvelle application semble proposer plus de contenus générés par une intelligence artificielle et plus de sujets polémiques (extraits de sketches de l’humoriste Dieudonné ; complot américain ayant forcé la Russie à envahir l’Ukraine…) que la plateforme d’origine.
Or pour pouvoir accumuler des points, il fallait regarder uniquement les vidéos proposées par l’algorithme ; le système de récompenses ne s’appliquait pas, en effet, aux clips consultés après une recherche.

Impossible donc d’échapper aux images poussées par l’algorithme si l’on voulait s’enrichir (un tout petit peu). Les utilisateurs de TikTok Lite serviraient-ils tout simplement de cobayes à ByteDance, qui testerait leurs réactions aux vidéos générées par l’IA et aux sujets polémiques ? ByteDance aura eu le temps, grâce à ce laboratoire vivant de près d’un mois, d’accumuler pas mal de données…

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