Sauver les chiens pour sauver l’humanité ? Le tee-shirt de Celine Halioua le proclame, en lettres blanches sur fond noir : « Save the dogs, save the world. » Tout un programme. « Il y a des gens dans la rue qui me demandent où ils peuvent l’acheter, raconte l’entrepreneuse en riant. Peut-être qu’un jour nous lancerons une ligne de merchandising et nous reverserons les profits à un refuge pour animaux. »

En attendant, la dirigeante a d’autres ambitions. « Notre but est d’avoir le premier médicament approuvé par les autorités sanitaires pour l’extension de la vie en bonne santé des chiens, explique aux « Echos » la fondatrice de Loyal, une start-up située à San Francisco. Ce sera aussi la première fois que cela arrive pour quelque espèce que ce soit. »
En s’attaquant aux causes du vieillissement chez le meilleur ami de l’homme, elle espère résoudre un problème millénaire : les canidés vivent une dizaine d’années, beaucoup moins que les humains, même si les espèces de plus petite taille, dont les chihuahuas, peuvent atteindre une vingtaine d’années. Mais elle ne compte pas s’arrêter là.

« Une maladie du vieillissement accéléré »
« L’autre raison pour laquelle nous travaillons sur le vieillissement des chiens est qu’ils sont le meilleur modèle de vieillissement humain, grâce à la relation unique de coévolution que nous avons développée avec eux pendant des dizaines de milliers d’années », explique-t-elle depuis son appartement de San Francisco. La fondatrice parle vite, avec force, ce qui la rend parfois difficile à suivre lorsqu’elle aborde des sujets techniques.
Parce qu’ils vivent moins longtemps, les chiens permettent de voir les résultats de médicaments en quelques années, au lieu de plusieurs décennies pour les humains. La différence de durée de vie entre petits toutous et grands molosses pourrait se révéler riche d’enseignement. « Il semblerait que nous ayons donné aux plus grands chiens une sorte de maladie du vieillissement accéléré » à cause de la consanguinité, note la jeune femme. « D’un point de vue biologique, on peut voir comment ils vieillissent, ce qui cause leur vieillissement, ce qui est très précieux. »
Depuis qu’elle a fondé Loyal en 2019, Celine Halioua a levé 58 millions de dollars pour développer et tester ses traitements. Elle s’est entourée d’une équipe d’une soixantaine de personnes, dont des conseillers scientifiques réputés. La start-up travaille à deux médicaments : Loy-001, qui vise à prolonger la durée de vie en bonne santé des plus grands chiens, des goldens retrievers aux bergers allemands, et Loy-002, qui s’adresse à toutes les races.
Une grande partie des récits qui dominent le discours sur le vieillissement aujourd’hui sont scientifiquement trompeurs et gênent le développement de ce secteur.
La jeune pousse doit encore mener des études cliniques pour valider ces deux traitements, après une phase d’études pilotes prometteuse. Elle espère obtenir bientôt le feu vert de l’autorité de santé, la Food and Drugs Administration (FDA).
La start-up vient en tout cas de franchir une étape décisive : le 10 mars, la FDA a approuvé sa méthode scientifique. « A notre connaissance, c’est la première fois qu’elle valide la méthodologie d’une étude clinique visant à prouver qu’un médicament allonge la durée de vie en bonne santé, au lieu de prouver son efficacité contre une maladie spécifique seulement » , précise l’entreprise dans un communiqué.

De l’art à la neurologie 
Celine Halioua a grandi à Austin, au Texas, dans une famille germano-marocaine. « Nous avions quinze chats, plusieurs chiens dont l’un nommé Autoroute parce que nous l’avons sauvé sur une autoroute », raconte-t-elle, hilare, au micro du présentateur de télévision Jon Stewart. Sa passion pour les animaux n’a pas faibli avec les années : la PDG de Loyal pratique le dressage et vient d’adopter Della, un rottweiler de dix ans, dans un refuge qui s’occupe de chiens âgés, à San Francisco.
Son intérêt pour le vieillissement, en revanche, est venu plus tard. Adolescente, elle se destinait à des études artistiques, lorsqu’un stage dans une clinique d’oncologie neurologique en Allemagne l’a convaincue de changer de voie : « J’ai rencontré plusieurs patients qui avaient été diagnostiqués avec différentes formes de cancer du cerveau, à des stades terminaux. A ce moment-là – j’avais 18 ans – j’avais cette impression que les docteurs ont des pouvoirs magiques, que quoiqu’il vous arrive, cela peut être réparé et vous pouvez être sauvé, et je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. »
De retour d’Allemagne, l’étudiante s’inscrit en cours de neurologie à l’université d’Austin. A la fin de sa deuxième année, elle se porte candidate à un stage dans un laboratoire spécialisé dans le vieillissement cellulaire en Californie, à La Jolla. Cette expérience de deux mois devient sa porte d’entrée vers une communauté un peu à part, celle des personnes persuadées qu’on peut repousser la mort.

Un ver d’un millimètre 
Cette théorie n’est pas dépourvue de fondements scientifiques , même si aucun traitement n’a encore fait ses preuves chez l’humain. D’abord restreinte à une poignée de passionnés, cette communauté a grandi au fil des années. Elle fait de plus en plus parler d’elle, grâce à quelques levées de fonds très médiatisées, dont celle d’ Altos Labs , une start-up californienne qui a réuni plus de 3 milliards de dollars l’année dernière pour travailler à inverser le vieillissement cellulaire.
Tout a commencé dans les années 1990. « A l’époque, la lutte contre le vieillissement n’était pas le domaine magnifique et étincelant qu’il est maintenant », se souvient avec humour Cynthia Kenyon lors d’une conférence à San Francisco en décembre. « C’était considéré comme un champ de recherches mineur », poursuit la biologiste, dont les recherches ont contribué à changer cet ordre des choses.
En 1993, son équipe montre qu’il est possible de doubler la durée de vie d’un ver C. Elegans, en créant une lignée de vers porteurs de mutations dans un seul gène. En régulant la façon dont ces gènes s’expriment, il est possible d’envoyer des signaux aux cellules, ce qui permet, par exemple, de les mettre artificiellement en état de veille. Et donc de prolonger la vie de ces animaux minuscules. Par la suite, des expériences similaires ont montré qu’il était possible de traiter les signes du vieillissement chez des rongeurs, et non pas seulement sur un ver microscopique.
Le secteur reste néanmoins un peu marginal, connu seulement d’une partie de la communauté scientifique. C’est là qu’intervient une personnalité flamboyante, qui a contribué à diffuser ces sujets auprès du grand public. « Comme beaucoup d’autres personnes, je définis mon entrée dans la communauté par la date à laquelle j’ai rencontré Aubrey de Grey », affirme Paul Spiegel, un avocat qui a investi dans plusieurs start-up du secteur.

Des faux airs de Raspoutine
Avec sa longue barbe, ses cheveux noués en catogan et son regard habité, le scientifique britannique a de faux airs de Raspoutine. Ingénieur informatique de formation, il s’éduque tout seul en biologie. Ses efforts sont remarqués par l’université de Cambridge, qui lui accorde un doctorat. Plus il se plonge dans l’étude du vieillissement, plus il lui semble absurde que le sujet soit absent du discours public.
En 2003, Aubrey de Grey célèbre la vie d’une souris, nommée GHR-KO 11C, morte à l’université de Southern Illinois une semaine avant d’atteindre l’âge de cinq ans, soit le double de la durée de vie normale de son espèce. Il décerne à l’équipe derrière cette avancée le premier « prix de la souris Mathusalem », créé pour encourager la recherche sur les rongeurs.
Malgré l’agacement de certains scientifiques, qui trouvent ses visions exagérées et ses méthodes douteuses, sa personnalité atypique retient l’attention de milliardaires, dont le cofondateur de PayPal et Palantir Peter Thiel. Ce dernier lui donne plusieurs millions de dollars pour mener à bien ses recherches et diffuser ses idées auprès du grand public.

Harcèlement
Après un premier été à La Jolla, Celine Halioua fait la connaissance du scientifique lors d’une conférence à San Francisco. Un an plus tard, l’étudiante décroche une bourse de la fondation SENS, l’organisme fondé par le scientifique britannique, qui lui permet de continuer ses études au Royaume-Uni. Elle déménage à Oxford, où elle commence à écrire une thèse sur le financement de la lutte contre le vieillissement par les systèmes de santé.
Mais sa relation avec Aubrey de Grey, qu’elle ne nomme pas mais qu’elle désigne comme son superviseur, se dégrade rapidement. « Entrer à Oxford était un rêve qui se réalisait, le couronnement d’années de dur labeur, écrit-elle dans un post de blog intitulé « The Gifts of my Harasser » (les cadeaux de mon harceleur). Malheureusement, au bout de quelques mois seulement j’ai commencé à être harcelée par un homme qui était dans une position de pouvoir, un homme à qui je ne pouvais échapper sans abandonner mon rêve. »
Dans ce texte, écrit il y a deux ans, elle ajoute qu’elle « n’est plus brisée, mais qu’elle sent toujours les fissures » causées par cette expérience douloureuse. « Sans mon harceleur, je ne serai jamais arrivée dans la Silicon Valley », ajoute-t-elle. En 2018, pour échapper aux tentatives de contrôle de son supérieur hiérarchique, elle se tourne vers Laura Deming, une capital-risqueuse spécialiste du secteur. Un e-mail et un entretien plus tard, cette dernière lui offre un stage dans son fonds d’investissement.
Celine Halioua saisit cette chance de s’éloigner d’Oxford. Elle sait gagner la confiance de ses nouveaux supérieurs. Après deux semaines de stage, Laura Deming lui offre un travail. Pendant quelques mois, l’étudiante enchaîne les allers-retours entre Oxford et la Californie, avant de jeter l’éponge. Fin 2018, elle porte plainte contre Aubrey de Grey pour harcèlement et intimidation, auprès de l’université d’Oxford.

Sexisme subtil
En dénonçant publiquement l’un des gourous de la longévité, Celine Halioua savait qu’elle prenait un risque. Elle suscite d’ailleurs le rejet d’une partie de la communauté passionnée par la recherche sur le vieillissement. Lors d’une conférence à UCSF en décembre, un participant nous entend poser des questions sur l’entrepreneuse. Il s’empresse de nous donner son avis : « Elle ne dit pas ce qu’elle fait vraiment, c’est louche, il faudrait enquêter. »
Tout en l’accusant de dissimulation, cet homme, âgé d’une cinquantaine d’années, rabat sa veste sur sa poitrine pour nous empêcher de lire son nom, qui figure sur son badge. Ce reproche est d’autant plus étonnant que Calico et Altos Labs, les deux poids lourds du secteur, donnent eux aussi très peu d’indications sur leurs traitements, de peur de donner des idées à la concurrence.

Rien à perdre
Pendant notre interview, Celine Halioua dénonce les préjugés qui règnent dans le monde des start-up et du capital-risque. « Le sexisme le plus évident auquel j’ai dû faire face n’était pas dans la Silicon Valley, c’était à Oxford, confie-t-elle. Mais il y a beaucoup de biais implicites ici aussi. Et d’une certaine façon, c’est plus dangereux, parce qu’on ne peut pas le toucher du doigt, on ne peut pas le dénoncer. Cela fait une différence malgré tout. »
Sur son blog, l’entrepreneuse s’alarme de la tendance à l’exagération d’une partie du secteur, qui pourrait nuire à la réalisation de ses objectifs. « Une grande partie des récits qui dominent le discours sur le vieillissement aujourd’hui – l’idée de vivre jusqu’à 1.000 ans, l’immortalité, une obsession pour quelques médicaments spécifiques – sont scientifiquement trompeurs et gênent le développement de ce secteur », s’indigne-t-elle.
Comparé aux géants que sont Altos Labs et Calico, Loyal peut paraître insignifiante. Mais sa fondatrice ne considère pas sa petite taille comme un obstacle. « Si vous employez des personnes qui ont déjà eu du succès, ils ne sont pas aussi motivés pour prendre des risques, parce qu’ils ont quelque chose à perdre, argumente Celine Halioua. Je n’ai pas grand-chose à perdre. Loyal est déjà l’oeuvre de ma vie. Cela peut échouer, mais je vais me battre jusqu’au bout pour que cela marche. »

Lire l’article complet sur : www.lesechos.fr