La justice est catégorique : le gendarme américain des marchés a été partial et non convaincant dans son refus d’interdire au fonds Grayscale de se transformer en ETF bitcoin (qui suit la valeur instantanée de la crypto). Il doit revoir sa copie.

Les avocats de la Securities and Exchange Commission (SEC) peuvent certes contester la décision et faire appel dans un délai de 45 jours, voire décider de porter l’affaire devant la Cour suprême, mais ce serait une première pour un ETF. Ce n’est toutefois pas à la justice américaine d’autoriser ou pas un ETF, une prérogative qui reste du ressort de la SEC. Plusieurs options s’offrent à elle après le revers qu’elle vient d’essuyer devant la justice. Elle pourrait d’abord tenter de trouver de nouveaux arguments pour refuser les fonds bitcoin. Deuxième possibilité, la SEC pourrait « jouer la montre ». Une fois qu’elle a accepté d’évaluer la création d’un ETF, elle dispose de 240 jours au maximum pour se prononcer. Les propositions d’ETF bitcoin d’autres grandes sociétés de gestion américaines comme BlackRock sont en cours d’examen et elle pourrait entretenir le suspense en étirant ce délai au maximum, ce qui reporterait les premières décisions au premier trimestre de 2024.

Mais une fois ce délai passé, si elle ne parvient pas à trouver d’arguments convaincants, elle devra bien se résigner. Les partisans du bitcoin crient déjà victoire. Pour eux, la SEC ne peut désormais plus se dérober et elle acceptera, bon gré mal gré, de voir ces produits débarquer à Wall Street. Le dépôt d’un dossier par BlackRock plaide en ce sens. Dans son histoire, le géant de la gestion a soumis 575 créations d’ETF (actions, obligations…) à la SEC et n’a rencontré qu’un seul échec. « La SEC est sans doute bien plus à l’aise avec les demandes d’ETF bitcoin qui émanent des grandes sociétés de gestion traditionnelles plutôt que des acteurs des cryptos, et leurs dossiers pourraient être traités plus vite », estime Aaron Brown, un ancien du fonds quantitatif AQR, désormais contributeur chez Bloomberg. Dans une analyse pour l’agence américaine d’informations financières, Eric Balchunas et James Seyffart, spécialistes des ETF, estiment que le coup de semonce de Grayscale a porté de 65 % à 75 % la probabilité que la SEC accepte enfin des ETF bitcoin cette année. Cette probabilité se transforme en quasi-certitude (95 % de chances) à horizon 2024, selon eux.

Tous ces nouveaux gérants risquent de capter des clients et revenus au camp des cryptos, dont un grand nombre de membres sont ressortis affaiblis de la crise ouverte par FTX et de près de deux ans de marché baissier. La création de nouveaux ETF pourrait attirer de nouveaux investisseurs mais elle entraînera probablement un transfert de richesses et profits, du monde des cryptos vers Wall Street, ferait grimper le cours du bitcoin et par ricochet celui des autres cryptos. Mais le marché a horreur du vide. Si un ETF bitcoin est homologué, des demandes pour des « inverse Bitcoin ETF » pourraient être déposées dans la foulée. Ces produits parieraient non pas sur la hausse du bitcoin mais sur sa baisse. Plutôt que de vendre à découvert la leader des cryptos, les investisseurs achèteraient un produit qui mettrait en oeuvre cette stratégie, risquée et donc plus coûteuse.

Discrimination et parti pris
Le bitcoin est en théorie logé à la même enseigne que les actions, sans discrimination ni parti pris de la part du régulateur américain des marchés. Mais pour les actions, l’approbation d’un ETF (fonds coté en Bourse qui suit la valeur d’un indice) est généralement une simple formalité, alors que c’est un véritable chemin de croix pour le bitcoin. En dix ans, la SEC n’a, le plus souvent, même pas consenti à examiner les dossiers.

Pour la cryptosphère, c’était le signe évident de l’a priori idéologique de la SEC. Son refus d’homologuer un ETF bitcoin afin de préserver les investisseurs malgré eux de leurs penchants spéculatifs, n’est pas justifié, estime le monde des cryptos, pour qui ils devraient être libres de prendre et d’assumer leurs risques. La SEC a homologué, juge-t-on, des ETF beaucoup plus risqués sur les actions (effet de levier élevé…). Au pays des libertés, le régulateur est ainsi vu comme un tyran. Et la justice, qui vient de lui infliger un camouflet dans l’affaire Grayscale , aurait sauvé l’esprit de la Constitution des pères fondateurs.

Manipulations de cours
Les premiers à avoir tenté leurs chances pour un ETF bitcoin furent les jumeaux Winklevoss, crypto-enthousiastes de la première heure. Ils déposèrent un dossier en 2013, rejeté comme leur deuxième autre tentative en 2018. L’annonce de cet échec avait fait modestement chuter le bitcoin de 3 %, les enjeux n’étant pas les mêmes qu’aujourd’hui. Leur lobbying et leurs campagnes avaient une fois de plus échoué face à un régulateur inflexible avançant le même argument que pour Grayscale. Pour motiver son refus aux jumeaux Winklevoss , la SEC avait estimé que leur plateforme de référence pour le cours du bitcoin, Gemini Exchange, n’était pas d’une taille suffisante. Elle souhaitait qu’elle soit « un marché régulé de taille significative » et non pas « offshore », autrement dit en dehors de la portée la SEC.

Aujourd’hui, c’est sur la plateforme Binance que l’activité est de loin la plus importante. Une manipulation de cours (forte hausse ou forte baisse) qui s’y produirait se transmettrait instantanément aux autres places mêmes régulées. Si le cours du bitcoin peut être facilement manipulé, la valeur de l’ETF qui suit la leader des cryptos peut l’être tout autant.

Or Binance, qui donne le ton pour le cours du bitcoin, est loin d’être en odeur de sainteté aux Etats-Unis où il a été inculpé par la justice américaine et la SEC. Sur son blog Moneyness, l’économiste John Paul Koning avait estimé en juin « qu’il y a peu de chances qu’un ETF [il parlait alors de celui envisagé par BlackRock, NDLR] voie le jour tant que Binance « n’a pas mordu la poussière ». Les marchés offshore des cryptos doivent disparaître et leur activité migrer vers des plateformes qui cochent toutes les cases de la SEC pour qu’elle ouvre la porte aux ETF ». Alors que tout le secteur des cryptos jubilait de la victoire de Grayscale sur la SEC, Changpeng Zhao (CZ), le dirigeant de la première plateforme au monde, Binance, s’est montré peu loquace, alors qu’il est d’ordinaire très actif et prompt à commenter les news favorables sur Twitter.

Les ETF référencés sur le cours à terme du bitcoin ont été autorisés par la SEC mais seulement près de 5 ans après la création des contrats à terme sur le bitcoin lancés par le Chicago Mercantile Exchange (CME) en 2017 . Un bon point qui a pesé dans la décision, le CME est régulé et surveillé par la Commodity Futures Trading Commission. La SEC estime donc que les manipulations de cours y ont bien moins de chance de se produire et sans être détectées et sanctionnées par la CFTC que sur les bourses des cryptos. La valeur d’un fonds qui suit le contrat à terme sur le bitcoin est ainsi moins manipulable selon le régulateur. Grayscale a convaincu la justice que ce n’était pas le cas. Au début de l’épopée du bitcoin (2013-2017), le marché au comptant du bitcoin était bien plus important que celui des produits dérivés. Mais ces derniers n’ont cessé d’augmenter leur poids et volumes à mesure que l’institutionnalisation du marché se développait.

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