Penser : un exercice élémentaire inaccessible par la machine

Face à ces champs de compétence et malgré une puissance de calcul courant jusqu’aux étoiles, l’IA demeurerait irrémédiablement « comme une poule devant un couteau », exactement comme l’élève dans « La Leçon » de Ionesco qui, ne parvenant pas à comprendre la logique de la soustraction, apprend tous les résultats par coeur pour ne pas être prise à défaut.

Pour Raphaël Enthoven, être en mesure de restituer toutes les théories philosophiques connues sur un sujet ne fera jamais de ChatGPT un philosophe. A la fois parce que, la philosophie ne faisant pas de progrès, le philosophe est le contemporain des philosophes de chaque époque et n’est, comme le disait Proust du romancier, « pas beaucoup plus avancé qu’Homère », mais aussi parce que la philosophie implique le « remplacement d’une certitude par un doute », ce dont la machine serait incapable.

Si la philosophie d’aujourd’hui se targue qu’en son sein, l’IA ne sert à rien, c’est un peu présomptueux.
Olivier Houdé Professeur de psychologie à Paris Cité

Le philosophe l’a d’ailleurs expérimenté quand il a accepté d’affronter ChatGPT sur un sujet du bac. Si la machine a rendu sa copie en presque autant de temps qu’il aura fallu à l’écrivain pour lire le sujet, ce dernier a eu 20/20 et l’IA 11. Enthoven explique qu’il est « juste le prof de philo à qui l’on demande d’exécuter l’exercice élémentaire qu’aucune machine, jamais, ne sera en mesure d’accomplir : penser ».

Déjà des centaines de milliards de paramètres
Jamais ? Ce n’est pas l’avis de Yann LeCun , Stanislas Dehaene ou Olivier Houdé, des camarades que j’ai interrogés pour l’occasion. Le premier, professeur d’IA à NYU et Chief AI Scientist chez Meta, considère que si Enthoven « a raison aujourd’hui, le futur lui donnera tort ».
Le deuxième, professeur de psychologie cognitive au Collège de France, rappelle que « notre cerveau est une machine et qu’il n’y a aucune limite de principe dans notre capacité de le modéliser et d’en reproduire à terme les principaux traits, y compris l’imagination et le raisonnement philosophique. Les modèles actuels ont des centaines de milliards de paramètres, ce qui commence à approcher de la complexité d’un cerveau humain . Nous avons tendance à surestimer nos propres capacités. Or ces modèles ont l’immense avantage sur nous de pouvoir tout lire et de ne jamais oublier ».
Quant à Olivier Houdé, professeur de psychologie à Paris Cité et auteur de Comment raisonne notre cerveau (PUF) , il prévient : « Si la philosophie d’aujourd’hui se targue qu’en son sein, l’IA ne sert à rien, c’est un peu présomptueux, car déjà Aristote avait dû inventer jadis les syllogismes pour contrecarrer les biais cognitifs de l’époque. C’est un Aristote puissance 10, voire bien plus, qu’il nous faudrait aujourd’hui pour imaginer comment contrecarrer les biais générés par l’IA. Heureusement, la psychologie expérimentale et les neurosciences apportent quelques leviers d’action. »

Raphaël Enthoven, qu’il faut voir dans son spectacle sur Camus à La Scène libre, prend un pari : « En 2030 comme en 3030 nous serons aussi loin qu’aujourd’hui de fabriquer de la vie ou de créer de toutes pièces une entité consciente d’elle-même ».
Son ami Laurent Alexandre, qui publie en avril « ChatGPT va nous rendre immortels » (éditions JC Lattès), parie lui que ChatGPT réussira l’agrégation de philosophie avant cinq ans et le renvoie à la longue liste des « jamais la machine ne pourra… » : marcher sur la Lune, manipuler l’ADN, etc.
Quand j’ai confessé à Stanislas Dehaene imaginer un monde où les intelligences humaines cohabiteraient avec des intelligences artificielles, il m’a répondu : « Je suis persuadé que nous aurons des scientifiques et des philosophes artificiels avec qui il sera intéressant de collaborer dans une décennie tout au plus. » Enthoven nous répliquera qu’on confond la traduction psychophysique de nos raisonnements avec leur cause. Affaire à suivre !

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